S’il y a un dossier qui empoisonne l’unité nationale c’est bien celui du contentieux humanitaire non-résolu, issus des violations des droits de l’Homme durant les années 1990, appelé communément « passif humanitaire », dont la gravité est telle qu’il continue de miner la cohésion nationale et de fragiliser le tissu social, menaçant d’affecter la stabilité du pays.
Pour autant, la formule un peu lapidaire de « passif humanitaire » a perdu en sens ce qu’elle a gagné en extension. Tout le monde en parle, mais beaucoup ne savent pas exactement de quoi il s’agit, mélangeant tout et son contraire. Lectures partisanes et interprétations approximatives ont fini par noyer le problème dans un océan d’amalgames.
Les débats récurrents sur le sujet ont démontré l’ampleur des confusions liées à cette question, mais aussi un regain d’intérêt des Mauritaniens, qui veulent tourner définitivement cette page sombre de leur histoire contemporaine, qui continue de détourner le pays des priorités de développement et explique, en partie, la résurgence des revendications infra-étatiques et la prolifération du discours de la ha
De quoi parle-t-on ?
De manière simplifiée, le passif humanitaire comprend deux volets : Le premier est relatif aux déportés, ces Mauritaniens expulsés ou ayant fui les persécutions du régime de Ould Taya vers le Sénégal et le Mali, en 1989 et durant les années suivantes. Le dossier a été réouvert, sous la pression insistante de l’opposition et des organisations des droits de l’Homme pendant la première transition, en 2006. Sur cette base, un accord tripartite est signé le 12 novembre 2007, sous la présidence de Sidi Ould Cheikh Abdallahi, avec les pays de refuge et le HCR, pour le rapatriement des réfugiés. Ce processus s’est poursuivi et a été parachevé fin décembre 2009, à travers un programme, qui inclut la réintégration des bénéficiaires, sous la houlette d’une Agence nationale pour la réinsertion des réfugiés (ANAIR). Ce dossier a donc été traité, selon une approche associant l’ensemble des acteurs et sous la supervision d’un organisme international.
Le second volet porte sur les exécutions extra-judiciaires ayant eu lieu au sein des forces armées entre septembre 1990 et février 1991. Certains y ajoutent encore la répression de la tentative de putsch de 1987, même si celle-ci a eu lieu dans des conditions différentes. Ce volet n’a jamais été traité, compte tenu de la scandaleuse loi d’amnistie, qui avait pour objet de clôturer le dossier, au nom d’obscures considérations tenant à la préservation de la paix civile. Hormis une « prière » symbolique organisée à Kaédi le 25 mars 2009 par Ould Abdel Aziz, à la mémoire des victimes, rien n’a été fait pour rendre justice aux victimes et à leurs ayants droit.
Ce volet est donc le plus difficile à traiter, car il suscite bien des crispations et polarise encore une partie de l’opinion publique. Le problème est que la vérité n’a jamais été connue ou établie, ni la justice rendue, faute de volonté politique. Les régimes successifs ont toujours cherché à couvrir ce qui s’est passé, au nom d’un soi-disant souci de préservation de la paix sociale.
Amalgames et instrumentalisation
D’emblée, il faudrait lever certaines confusions, dont l’amalgame fréquemment entretenu entre ces tragiques événements et le conflit avec le Sénégal en 1989. Certains ne comprennent en effet pas pourquoi notre pays devrait réparer et rendre justice pour les victimes d’évènements qui seraient, d’une manière ou d’une autre, liés, voire seraient une réaction à des violations ayant eu lieu au Sénégal à l’encontre de citoyens Mauritaniens ? Or, non seulement il n’existe aucune relation directe entre ces deux événements, mais encore un tel raisonnement suppose que l’on doive se « venger » au détriment d’une partie de nos propres concitoyens, pour des faits commis dans un pays voisin. Cette logique est évidemment absurde et devrait être écartée en tant que telle.
Par ailleurs, certains groupuscules politiques cultivent délibérément l’amalgame et voudraient rendre toute l’armée responsable des violations commises, ce qui relève, là aussi, d’un raisonnement tout aussi abusif et injuste. En réalité, très peu, au sein de l’armée nationale, étaient au courant de ces exactions, qui ont eu lieu dans le plus grand secret, au niveau de quelques unités, essentiellement dans 3 bases militaires. Les mouvements politiques n’étaient pas davantage au courant de ces crimes, même si certains parmi les plus extrémistes les ont défendus, implicitement, a posteriori. D’ailleurs, à l’époque, la plupart des mouvements politiques étaient poursuivis et pourchassés par un régime qui ne tolérait aucune critique ou forme de dissidence.
Ces activistes tentent d’instrumentaliser la cause des victimes, par un discours incendiaire, alimentant la discorde. Ils essaient de monopoliser et de s’approprier la position et le statut de victimes, pour se poser en juges auto-proclamés de la culpabilité collective et en hérauts de la séparation raciale. Ce sont ceux-là qui s’activent dans les sphères internationales, au lieu de militer d’abord dans leur propre pays, pour contribuer à résoudre le problème. Un tel activisme peut certes accélérer la prise de conscience de la nécessité d’une solution, mais parasite fortement le processus et empêche l’émergence d’un consensus national sur la question.
Plus grave encore, de nouveaux acteurs tentent aujourd’hui de s’approprier opportunément cette cause juste, par calcul politique, en évoquant avec grandiloquence les principes de justice et de transparence, alors qu’ils avaient soutenu la loi de l’amnistie lors de son adoption. C’est bien l’absence de règlement définitif du dossier du passif humanitaire qui a alimenté ce discours extrémiste, marginal il y a 10 ans. Un discours qui est en train de délégitimer l’Etat, en prétendant réduire les contradictions sociales en Mauritanie à une supposée lutte raciale. Ce discours anti-démocratique préconise une logique d’affrontement porteuse de luttes fratricides, dressant les Mauritaniens, les uns contre les autres et les classant en fonction de leur appartenance ethnique, « raciale » ou de leur couleur de peau. Le potentiel de déstabilisation de ce discours de haine violent, conjugué au caractère non résolu du contentieux, est susceptible de précipiter le pays vers le chaos. D’où l’urgence d’apporter une réponse définitive à ce problème de passif humanitaire.
Régler définitivement le contentieux
Notre pays ne peut continuer de s’accommoder de la persistance d’un contentieux non résolu. En effet, il est temps de régler de manière adéquate ce dossier, pour arrêter la surenchère et couper l’herbe sous les pieds de ceux qui veulent reconstituer un fonds de commerce, à partir de ces événements tragiques. Plus de 30 ans après les événements, le contexte est favorable aujourd’hui pour traiter la question, compte tenu du temps qui est passé. Il vaut mieux, en effet, s’y atteler quand on a une opportunité pour des réformes, avec un contexte favorable, plutôt que d’avoir à les faire sous pression. A ce titre, le processus de dialogue qui va s’ouvrir incessamment pourrait offrir une opportunité idéale pour clore définitivement ce dossier.
Car le règlement du passif humanitaire est une cause juste, une cause de tous les Mauritaniens. Elle n’est pas la cause de certaines organisations ni la cause d’une communauté spécifique. Heureusement, aujourd’hui, elle est appropriée par beaucoup de citoyens, au-delà de groupuscules qui revendiquent son apanage instrumental. A ce titre, elle continue d’être posée par beaucoup d’acteurs politiques, à commencer par l’opposition traditionnelle.
Changer d’approche
Les approches pour traiter le passif humanitaire, ayant prévalu depuis ces tristes événements, consistaient à nier ou à relativiser les violations des droits de l’Homme. Sans apporter de solutions viables et pérennes au problème, elles ont montré leurs limites, tout en favorisant le développement du discours extrémiste.
Le pays ne peut donc s’accommoder de ces approches partielles et il faudrait un changement d’approche qui passe par deux conditions concomitantes : d’une part, ne plus faire dans la demi-mesure, ouvrir courageusement les dossiers des droits de l’Homme et les traiter immédiatement, sans atermoiements, de manière décomplexée, proactive et approfondie. Il s’agit de promouvoir une approche efficace susceptible de relégitimer l’Etat, d’apporter des solutions consensuelles, d’affaiblir le discours radical, de prémunir le pays des accusations injustes, et d’en faire même un exemple en matière de justice transitionnelle. D’autre part, rejeter les surenchères, en se focalisant sur les donneurs d’ordre ayant commis les exactions, sans indexer tous les officiers et hommes de troupes ayant servi dans les bases militaires concernées, dont la plupart ne seraient pas impliqués.
Pour mettre un terme définitif à ce dossier que nous traînons comme un boulet, seul un processus associant l’ensemble des parties prenantes, y compris les ayants droit des victimes, l’armée, la société civile…permettrait de jeter les bases d’une réconciliation durable. C’est pourquoi, il serait recommandé d’avoir recours à la justice transitionnelle qui met en place des mécanismes adaptés, pour prendre en compte la dimension politique du problème et trouver une solution juste, équitable et conforme aux standards internationaux. La réconciliation nationale et la paix civile passent obligatoirement par faire la lumière sur les événements tragiques et rendre justice, afin d’en éviter la répétition à l’avenir.
Toutefois, la justice ne saurait être réduite à une simple indemnisation, aussi généreuse soit-elle. La réparation est une partie de la solution mais elle reste symbolique, car l’argent n’indemnise pas une vie humaine. Le règlement escompté devrait aussi permettre de retrouver les sépultures des victimes et de les enterrer proprement. Les familles doivent pouvoir faire leur deuil dans la dignité, conformément à la tradition islamique. Par ailleurs, on ne peut demander aux victimes de l’arbitraire de renoncer à leurs droits et à leur revendication légitime pour la justice. En définitive, la réussite d’une telle approche passe obligatoirement par l’abrogation de la loi d’amnistie.
Abroger la loi d’amnistie
Le point de départ pour une approche consensuelle, basée sur la justice et la réconciliation, est l’abrogation de la loi d’amnistie de 1993 (Loi numéro 93-23 du 14 juin 1993 portant Amnistie), ce qui permettra de clôturer définitivement ce dossier. Cette abrogation permettra de créer les conditions d’un dialogue pour tirer au clair ce qui s’est passé et de situer les responsabilités.
Au demeurant, l’abrogation de cette loi n’est pas une menace, ni pour l’Etat, ni pour une communauté bien précise. Elle ne peut être une menace que pour les quelques criminels qui ont commis des atrocités à l’encontre d’une frange de notre population. Nous ne devons pas nous identifier aux criminels. En effet, l’abrogation de cette loi et l’engagement d’un processus de justice transitionnelle ne signifient pas nécessairement un règlement de comptes, mais une juste reconnaissance des fautes et des crimes commis et une réparation équitable et surtout des mesures de non répétition.
Situer les responsabilités
Dans ce contexte, il revient à l’Etat de dégager sa responsabilité, en demandant pardon, parce que le régime incarnait l’Etat à un certain moment. A ce titre, il existe deux niveaux de responsabilité, un niveau politique qui relève du chef de l’Etat de l’époque, qui n’a pas nécessairement donné les ordres, mais qui a créé le contexte propice aux exactions et surtout n’a pas agi pour en punir les coupables ; et un niveau de responsabilité personnelle, qui incombe aux exécutants et aux donneurs d’ordre, qui sont plus ou moins connus.
Mais situer les responsabilités ne signifie nullement de s’attaquer à l’armée nationale. Si l’État doit être tenu pour responsable, à titre politique, il serait faux et abusif de considérer que l’institution militaire serait responsable en tant que corps. Les exactions commises ont été très localisées (essentiellement dans trois bases militaires) et n’ont impliqué qu’un nombre limité de donneurs d’ordre et d’exécutants, à telle enseigne que longtemps durant, la très grande majorité des militaires ignorait complètement ce qui s’était passé. Ce serait aussi un abus de penser que l’armée nationale est solidaire d’une petite poignée de tortionnaires.
A défaut d’un règlement juste, consensuel et inclusif, ces violations des droits de l’Homme continueront de miner notre cohésion sociale et notre unité nationale et d’empoisonner l’image extérieure de notre pays, ce qui nuit à toute opportunité de développement et à toute perspective d’attirer les investissements.
Mohamed El Mounir
Docteur en science politique
Ancien fonctionnaire des Nations Unies