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Jeudi 6 novembre 1986 :  Kaaw se souvient de sa première nuit en prison …récit*

Après une semaine de garde à vue,  d’interrogatoire et de tortures physiques et morales dans les locaux de la gendarmerie, un matin du 6 novembre 1986, à 5 jours de mon anniversaire de naissance, nous voilà réveillés très tôt menottés et enchainés comme des criminels ou des petits terroristes. Nous sommes embarqués dans des voitures de marque Land Rover et amenés devant le juge d´instruction et le procureur du palais de justice de Kaëdi, tous deux beydanes (maures blancs, un frère musulman et un baathiste) qui n´avaient même pas hésité à nous expédier illico-presto à la prison civile de Kaëdi (camp de la garde) après quelques petites questions sur les PV.  Ils nous inculpèrent avec des chefs d´accusation de :

  » Trouble à l’ordre public, participation à une manifestation non autorisée et membres d´une association illégale et non reconnue… »

Dix neuf prisonniers dont une femme notre cousine Ramata Mamadou Siba Sow, seront inculpés et les autres libérés.

 Sortis du palais, on voyait tous nos parents, amis, camarades, des ressortissants de Jowol à Kaëdi, élèves et autres Kaëdiens venus nous soutenir devant le batiment du palais de justice et on les saluait de loin par des poignées de main avec des V de la victoire. On voyait de loin des femmes pleurer avant que notre camion militaire ne s´éclipsa en vitesse pour se diriger vers le camp de la garde de Kaëdi, notre futur lieu de détention.

Une fois le portail de la prison civile ouvert et franchi, on est accueilli chaleureusement par des centaines de prisonniers de droit commun, qui nous applaudissaient. Apparemment ils étaient informés de notre arrivée et ils nous attendaient avec impatience. Tous des Noirs à part deux maures blancs écroués pour vol de chameaux.

Entourés par une vingtaine de gardes pénitenciers bien armés, ils nous ont souhaité la bienvenue dans cette « maison des Hommes  » nous disaient-ils. 

Saisi par un sentiment de révolte et de colère aussitôt j’ai regardé mon frère, compagnon de fortune et complice Ousmane Baba Touré et  j´ai entonné à haute voix notre chant de rédemption et anti-apartheïd écrit par notre poète Amadou Samba Dembele et il a répondu au refrain avec un autre camarade Aliou Mamadou Sow qui était à nos côtés et les autres camarades nous ont suivi en choeur :

1. O dunya jamfiima heewɓe

 – Ce monde a beaucoup déçu,

2. Won jalooɓe kono won woyooɓe

 – Certains rient tandis que d’autres pleurent

3. Aduna jamfiima heewɓe

– Ce monde déçoit beaucoup

4. Nde ƴellitaare roondii boomaare.

– Quand le progrès est confondu avec la calamité.

5. So gooŋɗi tan ko konngol joom doole

– Si seuls ont raison les plus forts.

6. Ndeen goonga jom goonga yoolee

– Alors le droit des faibles sera à jamais noyé.

7. Min cikkatno waawde ko waawande

– On croyait que le plus valeureux est celui qui est le plus utile,

8. Min mbaɗno tan baawɗo ko balloowo

– Dans notre entendement, le plus fort est celui qui aide les faibles

9. Ndeke wonaa ɗum baawɗo ko baroowo

– Or ici, le plus fort est celui qui tue les autres.

10. Min njanngiino e defte maɓɓe

– Nous avons bien lu dans leurs livres, la maxime selon la quelle:

11. Waawi wara ko majjere moƴƴaani

– La raison du plus fort relève de l’obscurantisme.

12. Nanngu- war ina duñtee ñifaani

– Alors que dans la réalité ils attisent le feu du massacre.

13. Gila laamu Vosteer e Botaa

– Depuis que Woster et Botha sont au trône (allusion faite au règne de Mouawiya et les siens).

14. Cañi Apartaayd ɓaleeɓe njootaa

– Ont tissé le système d’apartheid, tout a manqué aux noirs.

15. To faggudu e dawrugol e janngde

– Dans les domaines économique, politique et éducationnel

16. Winndere woytiima, hoohooɓe kaalii

– L’univers s’est plaint, les personnes de renommée internationale se sont prononcées.

17. Winndooɓe e yimoo6e ndeƴƴaani

-Les écrivains et les chanteurs ne se sont jamais tus

18. Nanngu war ina duñtee ñifaani

-Mais eux, ils continuent à attiser le feu du massacre

19. Jaambareeɓe men njantinaani.

–   Nos combattants n’ont jamais baissé les bras.

20. Mandela ko yeru burɗo laabde.

–    Mandela est l’exemple le plus patent

21. Mandela ko yeru burɗo laabde

–   Mandela est l’exemple le plus patent.

22. Bikkittooɗo hannde e geƴƴelle

– Il se débat actuellement dans les chaines de prison.

23. Kalifaandi wonaa ndi callalle

– La domination n’est pas engendrée par des chaines

24. Halfatee ko ɓernde e hakkille

– La vraie domination est celle du cœur et de l’esprit.

25. Halfatee ko ɓernde e hakkille

 – La vraie domination est celle du cœur et de l’esprit

26. Ɗum noon woori jaambareeɓe.

–  ce ci n’est jamais le cas de nos combattants

27. O dunyaa jamfiima heewɓe

–    Ce monde a beaucoup déçu,

28- Won jalooɓe kono won woyooɓe

– Certains rient tandis que d’autres pleurent.

Ce chant de révolte en pulaar était un réquisitoire contre le pouvoir raciste mauritanien et je me souviens aussi que pendant notre interrogatoire à la gendarmerie, ils m’ont beaucoup demandé sur le sens et la signification de ce poème parce qu´ il a été aussi repris en choeur pendant notre grande manifestation contre le pouvoir de Taya à Jowol dans la nuit du 27 octobre 1986 et c’est moi qui chantait  et les autres manifestants le reprenaient appuyés par les échos des collines du village et des eaux du fleuve pendant la nuit.

En reprenant ce chant engagé on voulait défier le pouvoir sur son propre terrain (la prison) pour lui dire qu´on était prêts à payer le prix et  » Ko kalifaandi wonaa ndi callalle, halfatee ko bernde hakkille » autrement « On ne peut soumettre quelqu´un par des chaînes mais par la domination mentale ». Nos gardes étaient médusés par notre provocation et notre « culot ». Certains de nos geôliers négro-africains ne cachaient pas leur sympathie à notre égard et nous réconfortaient par des mots très encourageants.

  » Wallaahi ko on ngenndiyankoo6e, wallaahi ko on jaambaree6e, woto kulee woto kersee » ( Vous- êtes des vrais patriotes, vous- êtes des héros, n’ayez pas peur, ni honte de votre emprisonnement on est ensemble).

 C´était une petite page dans cette histoire et dans cette longue lutte contre le Système. Le 6 novembre, je me souviens toujours, j’avais 18 ans et qui faisait de moi, pour la petite histoire, le premier plus jeune prisonnier politique du colonel Maouya Ould Sid’Ahmed Taya.

37 ans après nous continuons la lutte, entamée dés notre tendre adolescence à 15 ans, avec la même conviction, la même détermination, la même foi, la même ferveur militante et les mêmes principes. Nous avons juré sur notre honneur de ne jamais transiger ni avec le devoir, ni avec la conscience, de ne jamais nous départir de nos positions justes et honnêtes, de nous maintenir dans ces positions jusqu’à la disparition totale de toute tyrannie, de toute domination et oppression exercées sur notre peuple.

Nous y reviendrons un jour plus largement avec plus de détail inchaallah dans nos mémoires sur les années de braise en Mauritanie . Il y a déjà un film, « I am BLACK « , qui vient d’être réalisé au mois de mars dernier sur notre parcours et lutte par le grand réalisateur Suédois Matz Eklund  et qui a été primé comme meilleur film documentaire en Suède.

LLC!

Kaaw Elimane Bilbassi Touré.

 » Devoir de mémoire et refus de l´oubli :  Jeudi 6 novembre 1986, ma première nuit en prison

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